top of page
chapelle_rosaire.jpg

Affranchi(e)s du Père LAFOSSE

Pierrot (1707-1794) = Inconnue

 

Pierrot, esclave de la Cure de Saint Louis

 

Pierrot est né, vraisemblablement en Inde, vers 1707. Déporté à l’Île Bourbon avant 1740, il a une trentaine d’année lorsqu’il est acheté comme esclave sur l’habitation de la Cure de Saint Louis. A Bourbon , en effet la Compagnie Française des Indes Orientales a, depuis 1712, signé une convention avec les frères missionnaires, qui prévoit que pour assurer sa survie, chaque curé devra mettre en valeur une habitation, à charge pour la Compagnie des Indes de lui fournir la terre et les esclaves. Au recensement de 1734, la Cure de Saint Louis déclare ainsi 16 esclaves sur 153 arpents de terres (52 ha). Elle comptera 34 esclaves en 1758 et 43 en 1779.

 

La position du clergé de Bourbon envers les esclaves est ambiguë. Conformément à la volonté du roi de France qui demande à ce que tous ses sujets professent le catholicisme même les esclaves, les curés qui se succèdent à Saint Louis baptisent et marient au moins une partie de leurs esclaves, ainsi que ceux de certains autres maîtres de la paroisse et ce jusque vers 1769. La famille de Pierrot semble privilégiée sur ce point, car ses enfants sont mariés, ses petits enfants baptisés et est même désigné parrain de deux enfants de Agathe, sa fille Cécile est marraine de l’un d’entre eux. (1)

 

On peut cependant difficilement en déduire pour autant que la Cure était un environnement protecteur pour les esclaves de la fin du 17e siècle. Car, d’un autre côté, à cette époque « tout est mis en place pour que l’esclave préfère se tenir le plus loin possible de l’environnement de l’église. (…) Dans l’église, les bancs sont réservés aux gens libres, les esclaves doivent rester debout. (…) La place de l’église réunit tous les ingrédients pour faire fuir l’esclave. Dans tous les quartiers, à quelques pas de l’édifice religieux, se dresse le carcan et le cheval de bois et les condamnés s’y trouvent exposés aux quolibets de la foule. A l’arbre le plus voisin, souvent un tamarinier, sont clouées les mains gauches coupées aux cadavres d’esclaves en marronnage, morts dans les bois sous les balles des fusils des chasseurs de marrons. » (2) 

 

En 1775 Jean Lafosse devient curé de Saint Louis et, au vu de ses prises de positions au moment de la Révolution, on peut supposer que la condition des esclaves de l’habitation de la Cure se soient adoucies.

 

​

Les premiers affranchissements : Agathe, Cécile et Antoinette

 

En 1792, Pierrot est âgé d’environ 88 ans, il est père d’au moins trois enfants et quatre générations de sa famille se côtoient dans l’habitation de la Cure.

 

Or, la nouvelle Assemblée Constituante a décrété depuis 1789 que que les biens du clergé de l'Église catholique devaient être mis à la disposition de la Nation pour rembourser les dettes de l'État.. Les esclaves de la Cure de Saint Louis sont donc probablement revendus au début des années 1790, en dépit de l’opposition de Lafosse, qui a cependant la possibilité d’en conserver quatre. Mais il est possible que Lafosse ait racheté personnellement au moins une partie des esclaves de la Cure, (à cette époque ou plus tard?) car, en sus de Pierrot et des trois affranchissements de 1793, on verra que par la suite, Lafosse affranchira d’autres membres de la famille.

 

En 1792 donc, pour récompenser les bons services et l’attachement que lui a constamment témoigné Pierrot, Lafosse veut lui procurer « l’ultime consolation de voir ses descendants jouir du don précieux de la liberté » et dépose une requête d’affranchissement à l’assemblée coloniale. 

Pour justifier sa requête, il établit un acte chez le notaire Adeline où il détaille les motifs de l'affranchissement et les moyens de subsistance qu'il fournit à ses affranchies (4). Le curé souhaite affranchir la fille de Pierrot, Agathe âgée de 50 ans, mais pas son fils Pierre car, « bien que Pierre soit « bon et fidèle serviteur », le curé déclare n’avoir les moyens de l’« affranchir en même temps ». Il se déclare« effrayé » des moyens de subsistance qu'il aurait fallu d'après la loi lui assurer, à sa femme et à ses nombreux enfants. Cela aurait mis, dit-il, sa subsistance à la disposition de ses affranchis. » (3)  On peut cependant imaginer que Lafosse n’ait pas souhaité se séparer de Pierre, alors commandeur de son habitation. Donc, plutôt que d’affranchir son commandeur, Lafosse décide de donner la liberté à la fille de celui-ci : Cécile âgée de 18 ans, ainsi qu’à la fille de Cécile, Antoinette un an.

​

Les trois femmes sont invitées à prendre soin de Pierrot, leur aïeul et « comme tout affranchissement devait être assorti de moyens de subsistance, il leur propose deux solutions:

  • Soit les futures affranchies acceptent de rester avec lui ; il s’engage alors, « sa vie durant », à les prendre totalement à sa charge. Il leur donne en même temps les moyens de devenir autonomes, en leur fournissant bêtes, gage annuel en argent, terrain (« emplacement »).

  • Soit elles décident de se séparer de lui. Dans ce cas, il leur remet, une fois pour toutes, 10 000 L en argent ou en nature. Le terrain leur reste acquis quoi qu’il en soit. La mort de Pierrot ne change rien quant à ses intentions.

Invitées à s’expliquer en toute confiance, elles n’envisagent pas d’autre solution que de rester auprès de lui. Elles veulent « le soigner dans ses infirmités ». Habituées à vivre sobrement, elles souhaitent obtenir un emplacement « proche un de ses établissements », afin d’en tirer des subsistances et de le servir. Lafosse acquiesce en tout, promet de les héberger et les entretenir, leur donne un terrain à l'Étang-Salé, le premier proposé à la rivière Saint-Étienne étant jugé trop éloigné par les affranchies". (3)

​

​

Le Curé se constitue tuteur de la plus jeune des affranchies, Antoinette et propose que Pierre devienne le tuteur de sa fille Cécile, ce qui sera cependant refusé par la municipalité, un esclave ne pouvant accéder à cette responsabilité. Le curé permet enfin aux affranchies de prendre son nom, si elles le souhaitent, ce qui ne se fera jamais. (les affranchis étaient-ils légalement autorisés à porter un patronyme à cette époque?). Il parait difficile à imaginer que Lafosse, fortement impliqué dans la vie politique de la colonie, ait ignoré les dispositions légales liées au statut d'esclave ou d'affranchi. Tout se passe plutôt comme si le curé formulait délibérément des demandes litigieuses, en espérant peut être créer des précédents pour pousser à une évolution du statut légal des esclaves.

​

Voici la demande d'affranchissement finalement établie par Lafosse, le 18 juin 1794:

(ADR, 3E 1532, reproduit par Philippe Bessières (7) )

aff 1794a.png
aff 1794b.png

Saint Louis, Isle de la Réunion, le 18 juin ? 1794 ?

L’An ? De la République française, une et indivisible

 

Lafosse

aux représentants de la Colonie

Salut et respect

 

12 vendémiaire

J’ai l’honneur de vous exposer que Pierrot, mon esclave de caste malabar, âgé de 88 ans, désirerait, avant de mourir, voir  l’effet de la promesse que je lui ai faite de reconnaître dans ses enfants, ses services et son attachement.

De mon côté, je voudrais m’acquitter  et satisfaire à la fois la Justice et l’Humanité.

La prudence cependant exige que je ne me dépouille pas tout à fait et que je ménage mes dépenses, pour le moment où les ? Au repos et à quitter le ministère. Et ces moments, ma ?? pour nous n’est pas éloignés. En ? Je suis nécessité à donner des bornes à ma bienfaisance.

 

Ainsi, je me suis restreint à donner la liberté à Agathe, créole âgée de 50 ans, fille de Pierrot, à Cécile créole âgée de 18 ans et à Antoinette, créole âgée de 10 mois, ses petit-enfants.

Le bon vieillard a jeté ses yeux sur elles et a fixé son choix, c’est de ces enfants qu’il attend les secours que son grand âge exige.

 

Les moyens de subsistance que j’offre, c’est d’abord de les garder avec moi, de les nourrir, entretenir et soigner en maladie et de leur accorder six vaches dans mes troupeaux et ? Six cent francs par an. En outre je leur donne en toute propriété un emplacement de 40 gaulettes sur 20 , situé ? La Chapelle du Rosaire, bornée d’un côté des acq ? De Gabriel Mollet et de l’autre de la part d’emplacement ? Au partage de la vve Pierre Mollet aux citoyens Henry et Hippolyte Payet.

 

S’ils ne prennent pas le parti de rester avec moi, je leur donne toujours l’emplacement ci-dessus mentionné et une somme de dix mille livres, une fois payée, ou l’équivalent en terres, ou en noirs.

 

Le moyen ? Suppléant pour la municipalité

Gabriel Rivière,

faisant fonction de Maire

 

Certifié véritable, signé et paraphé au ? L’acte d’affranchissement au jour 14 nivôse an 3 ? cette requête est demeurée annexée

Signé Lafosse, Thébault, Adeline

Lafosse ne fait que se conformer à la loi en leur assurant des moyens de subsistance, que l'on peut juger relativement modestes. La liberté qu'il accorde à ses affranchies reste très paternaliste, conditionnée au fait qu'elles restent à son service. Il s'arrange de plus pour reporter la plus grosse partie des frais d'affranchissement après son décès, en leur réservant une partie de sa succession.

​

Les trois affranchissements seront finalement accordés par arrêté de l'assemblée coloniale le 24 septembre 1794, alors que Pierrot est déjà décédé. Lafosse reporte les affranchissements sur le registre des naissances de Saint Louis la veille de Noël, le 24 décembre 1794...

Les affranchissements par testament : Nanette, Elisabeth, Marie Louise et Généreuse.

 

En 1818, deux ans avant sa mort, Lafosse rédige son testament. Ce testament ne nous est pas parvenu mais il est repris en substance dans la transaction entre les affranchies Lafosse et Gabriel Le Coat de Kerveguen, 21 mai 1836 (5). Le Curé veut récompenser les bons services de la famille de son commandeur Pierre (le père de Cécile), famille a géré ses biens pendant son exil aux Seychelles et qui « lui fit passer des secours sans lesquels il aurait été pris de misère » (6). Il demande en conséquence, qu'après sa mort son exécuteur testamentaire procède à l'affranchissement de la femme de Pierre: Antoinette dite Nanette, de deux des filles de Pierre: Marie Louise et Élisabeth, ainsi que de la fille de Marie Louise: Généreuse.

 

Mais au début du 19e siècle, les procédures d'affranchissement se sont singulièrement compliquées et les quatre femmes ne seront officiellement affranchies que 9 à 14 années après le décès de Lafosse, à la suite d'une interminable cascade de décisions administratives et judiciaires:

  • Dès 1818, un jugement du Tribunal de première instance nomme le sieur Béranger «patron des dits esclaves ».

  • Suivent deux autres jugements, où des experts sont nommés pour estimer la valeur des esclaves et terrains légués. Le procès verbal d’estimation est établit le 3 novembre 1818, et spécifie que la part d’héritage pour les affranchies est de 12 000 francs (quantité disponible) à 25 000 francs (valeur de l’héritage), ce qui est estimé suffisant pour subvenir aux besoins des affranchies.

  • Par arrêté du 3 janvier 1821, le baron Milius, gouverneur de Bourbon, autorise les trois femmes à effectuer les formalités nécessaire à leur affranchissement.

  • En 1828 enfin, un avis d'affranchissement est publié dans les gazettes et, le 20 novembre, le procureur du roi constate officiellement qu’aucune opposition à l’affranchissement n’a été formulée.

  • Versement d'une.somme de 1200 piastres au Trésorier de la Caisse de bienfaisance. (taxe d'affranchissement?)

  • Par arrêté du 3 octobre 1829 , le Comte de Cheffontaines, , gouverneur de Bourbon officialise l'affranchissement d’Antoinette, la femme de Pierre. Mais aucune décision n'est encore prise au sujet du sort de ses filles, Marie Louise et Elisabeth, dans l'attente de plus de renseignements sur l’âge et le nombre de leurs enfants respectifs.

  • Sur déclaration du maire de Saint Louis, il est établit que Marie Louise n'a qu'un seul enfant: Généreuse, âgée de 35 ans et que Elisabeth en a six, dont deux filles de 1 et 5 ans. Vu qu' « il paraît bien dur de lui refuser la liberté pour cette seule cause », des lettres de liberté sont délivrées à Marie Louise et à Elisabeth le 6 novembre 1830. Rien n'est cependant statué sur le sort des enfants d’ Elisabeth, qui " si leur âge leur permet de prétendre de jouir du bénéfice de la liberté accordée à leur mère, devront en faire la demande".

  • Les affranchissements de Nanette, Marie Louise et d' Elisabeth ne seront enregistrés dans les registres de naissance de Saint Louis que trois ans plus tard, le le 27 novembre 1833.
  • Généreuse, la fille de Marie Louise est affranchie par l’arrêté du août 1834, qui lui attribue le patronyme Fremaut avec les prénoms de Généreuse Seychelles (probablement en rappel de l'origine de son affranchissement: les services rendus par sa famille au père Lafosse, pendant son exil aux Seychelles). (Qui choisit le patronyme?)


​

Dans son testament, le curé a disposé d'une partie de ses biens en faveur de ses quatre affranchies, Mais des contestations surgissent entre elles et l'exécuteur testamentaire Alexandre Lucas, et c'est finalement un jugement qui fixe de manière définitive les droits respectifs entre les affranchies et les héritiers de Lafosse demeurant en France, à raison de 12/25 pour les premières et 13/25 pour les seconds, sur tous les biens meubles et immeubles.

 

 En 1836, Les affranchies Nanette, Marie Louise, Elisabeth et Généreuse héritent enfin de leur part de la succession Lafosse. (Augustin?) Le Coat de Kerveguen rachète la part des héritiers de la famille de Lafosse. La famille Kerveguen compte parmi les plus grosses fortunes de l’Île: En 1834, Gabriel Kerveguen prend des parts dans la sucrerie d'Etang Salé et son frère Augustin crée une sucrerie aux Cocos en 1836. L'habitation de la Rivière est découpée dans le sens de la hauteur : "à partir de la base du mesurage de Petit de La Rhodière, les 400 premières gaulettes à Le Coat de K/Véguen, les 400 suivantes aux affranchies, comprenant les cases, maisons et dépendances de l'établissement  ;les 250 gaulettes au-dessus à Le Coat de K/Véguen, et le reste à monter au sommet des montagnes aux affranchies." (3)

Mais de graves désaccords persistent au sujet du partage des esclaves dépendant de la succession, esclaves qui sont  en majeure partie des membres de la famille des affranchies. L'affaire est à nouveau portée en justice et finalement les affranchies deviennent propriétaires de 14 esclaves. Elisabeth en reçoit au moins neuf: ses frères en sœurs Jean Pierre 52 ans, Henriette 37 ans, Laurent 44 ans et Lafoy 35 ans, ses enfants Javotte 18 ans, Marie Victoire 20 ans et Antoinette 15 ans, ainsi que deux de ses petit-enfants: Gabriel et Julie. Marie Louise est nommée propriétaire de ses petit-enfants Henry 16 ans et Elise 20 ans, ainsi que de Augustine, fille d'Elise.

​

Kerveguen est nommé propriétaire de 15 esclaves, dont une bonne part sont membres de la famille des affranchies. J'ai pu retrouver certain d'entre eux sur les propriétés Kervegen, dans la liste des affranchis de 1848 et/ou dans des actes d'état civil d'après 1848:

  • Nanette, probablement sœur de Marie Louise et Elisabeth,

  • Guillaume, fils de Nanette,

  • Chicot (fils de Guillaume),

  • Désiré Crévil, fils de Thérèse (peut être sœur de Marie Louise et Elisabeth?),

  • Fulgence Abonné, fils de Henriette,

  • Paul Arigon 29 ans, fils d'Elisabeth.

  • Paulin Clavier, 16 ans, fils d'Elisabeth,

  • Sophie Seychelles, 16 ans, fille d'Elisabeth

​

Lors de l'établissement de son testament en 1818, Lafosse a fait réaliser un inventaire de ses biens trouvés au presbytère de Saint-Louis et sur l'habitation de la Rivière: 75 esclaves y ont été recensés. Or au moment du partage de la succession, en 1836, seuls 27 esclaves sont évoqués. Que sont devenus les autres, ont-ils été revendus, à qui?

 

Si leur soeur Cécile bénéficie également d'une part de la succession Lafosse, les quatre affranchies "Seychelles" semblent finalement avoir été plus généreusement dotées. Elles savent utiliser les rouages de la justice coloniale et font preuve de combativité pour faire valoir leurs droits face à Gabriel de Kerveguen, pourtant spéculateur chevronné. Mais les frais de justice dévorent plus d'un quart de la succession et la décision est prise de vendre les terrains de l'Étang-Salé pour payer les frais des avocats.

​

Les affranchissements de 1840

 

Marie Louise et Elisabeth effectuent les demandes d'affranchissements pour leurs esclaves, affranchissements qui seront officialisés par arrêté, le 31 janvier 1840 et reportés la même année dans le registre de naissance de Saint Louis. Marie Louise et Elisabeth utilisent le patronyme de Seychelles, qu'elles transmettent à leurs affranchis. (Qui choisit le patronyme?) En 1848, les Seychelles ne possèdent plus d'esclaves.

​

Aucun des descendants de Pierrot ne signe les actes d'état civil, ni du côté Cécile, ni du côté Seychelles. Il semble bien que Lafosse ne scolarisait pas les esclaves, ni les libres.
 

​

SOURCES

​​

​​

​​

 

  • (4) Affranchissement de 1794 : - Étude d’Adeline, Arch. Dép. La Réunion, 3 E 1 532. (3 janvier 1795)

​​

  • (5) Transaction entre les affranchis Lafosse et M. Gabriel Le Coat de K/Véguen, 21 mai 1836, étude de Jean Louis Vendriès, notaire royal à la résidence de Saint-Pierre, Arch. Dép. La Réunion, 3 E 1 414, acte n° 123.

​​

  • (6) Registre des naissances de Saint Louis - 1833, acte 154 bis

​

  • (7) BESSIERE Philippe - Les Libres de couleur, à Bourbon, à la fin du XVIIIe siècle : naissance d’un acteur dans le changement social, - Maîtrise, sous la dir. de Claude Wanquet, 1996.

​

 

  Dernier ajout: octobre 2022 

Pierrot
Sources
Cécile
Seychelles
bottom of page